VOYEZ COMME JE DANSE
Le pas est léger mais véloce sur le pavé lézardé de la Rue Mouffetard. Les craquelures du trottoir abîmé, telles des artères, laissent ruisseler une eau scintillant à la lumière de l'unique lampadaire du passage où nous nous engouffrons pour échapper à l'averse subite.
Abrités sous l'auvent précaire de ce qui semblait être une énième souricière pour touristes d'infortune, nous éclatons spontanément d'un rire sonore à deux voix, qui emplit la ruelle sombre.
Le ruelle ne reste pas longtemps déserte, elle se retrouve quasiment instantanément gorgée par un défilé de silhouettes agitées cherchant refuge. Mélange hétéroclite de gueules cassées râleuses, de mères agitées tentant, tant bien que mal, d'abriter leur marmaille excitée et amusée par les filets de pluie, de vieux et de vieilles inquiétés.
Je ne me lasserais jamais du spectacle de la pluie qui tombe sur Paris, tant elle mue la ville et les comportements. L'air froid et pollué laisse place à une légère brise fraiche et humide, les sons cosmopolites laissent placent quant à eux au clapotement ininterrompu des gouttes d'eau. Le pas trainant des passants se fait confus et pressé, les regards se croisent plus qu'à l'habitude, quelques minutes de vie et quelques sourires s'échangent entre inconnus sous des abris d'infortune le temps que l'intempérie leur accorde un peu de répit. Paris est un spectacle, la vie est en un elle-même, mélange réconfortant de certitudes, d'habitudes, de rythmes séculiers et de spontanéités, de lueurs, de petites fraicheurs et de petites surprises comme celles -là.
J'aime incontestablement être surpris, et préfère ne pas savoir, ne pas m'attendre, ne pas me préparer au prévisible, au certain, à l'attendu. Je frissonne à l'idée de m'abandonner, entier et candide à la fortune des choses, tel un marin qui abandonne aux flots sa pagaie et se laisse guider par le courant naturel des choses. Il est parfois si délectable de ne pas se laisser aller aux projections et aux prévisions et de vivre ce présent qu'il nous est parfois si difficile de saisir tant nous sommes acculés par le passé et rongés par les incertitudes qu'induit l'avenir. Entre un avenir qui n'existe pas encore et un passé qui n'existe déjà plus se glisse une pure abstraction, une sorte de rêve impossible. C'est cette absence haletante que nous appelons le présent. Personne n'a jamais vécu ailleurs que sur cette frontière vacillante entre le passé et l'avenir mais tout le monde se complait parfois à l'ignorer. Si j'écris aujourd'hui avec une certaine assurance, je n'oublie pas le jeune torturé qui m'habite, celui-là qui pendant longtemps s'est perdu dans les méandres du passé, ruminant et fulminant après ce qui a déjà été et qui ne sera pas et s'inquiétant, ulcérant de ne pas savoir de quoi demain serait fait et vivant dans une anticipation constante, prévoyant, calculant, épargnant.
Je préfère aujourd'hui, de loin, le mystère à l'absurde. J'ai même un faible pour le secret, pour l'énigme. Les malheurs , trop réels, les ambitions, les échecs, les grands desseins, et les passions elles-mêmes si douloureuses et si belles, changent un peu de couleurs. Avec souvent quelques larmes, je me mets à rire de presque tout. Les imbéciles et les méchants ont perdu leur venin et leur dard. Pour un peu, je les aimerais. Une espèce de joie m'envahit. Je remercie je ne sais qui de m'avoir jeté dans une histoire dont je ne comprends pas grand-chose mais que je lis comme un roman difficile à quitter, un roman à une voix et dont l'encre aura été mon narcissisme, mes interrogations et mes doutes et que j'aurai beaucoup aimé.
Dans une époque si lourde, où la dérision, le cynisme et la contestation sont devenus les nouveaux impératifs sociaux, j'aime faire profession d'admiration. Pratiquer l'enthousiasme et entretenir, ainsi, l'espérance, m'interdisant de pleurer le passé, et de me lamenter sur le futur. Entre nostalgie et impatience, il est une place qu'il faut apprendre à habiter: le présent. Etre là, au présent, entièrement dédié à l'instant avant que ce dernier ne disparaisse et ne nous entraîne dans sa chute. Se souvenir des belles choses, se surprendre à rêver.
Mais se surprendre également à changer et à oser. Bien prétentieux mot qu'est le changement; mot dont je ne déguste le nectar que ces derniers temps. Si il y'a une vérité aussi nue que celle qui veut que nous naissons pas tous avec la même histoire et les mêmes prédestinations, il y'en aussi une que de dire nous en sommes tous parfois si prisonniers.
Comme disait Jean d'Ormesson, prisonniers de nos familles, de notre milieu, de nos métiers, de notre temps, des codes qui nous sont imposés, opprimant tant bien que mal nos réelles volontés, tels des corsets ou des gaines sociales. Pourquoi? Question naïve que voilà : pourquoi?
Ce à quoi j'aurais jadis répondu : "parce que c'est comme ça". Je me suis ainsi rendu compte qu'un certain nombre de décisions, parfois éminemment importantes, que j'ai prises furent dictées par les mauvaises impulsions, les mauvaises raisons. La prise de conscience de l'existence et de l'ampleur insidieuse de ces codes sociaux omniprésents est douloureuse. Il m'était ainsi inconcevable de ne pas me destiner à de longues et brillantes études, couronnée par une carrière épanouie, m'ancrant dans une sorte de schéma idéal et utopique auquel j'aurais satisfait. Il m'était également tout aussi inconcevable que mes pairs ne fassent pas de même. Je ne donnais pas de crédit à ces légendes de reconversion professionnelle, à ces histoires de gens qui plaquent une vie professionnelle florissante pour se vouer à une passion longtemps couvée.
Enième exemple en ce jour du weekend dernier. Un "mais c'est toi ! c'est pas vrai" criard et féminin m'arrache de mes rêveries habituelles et du doux bercement de la ligne 4. Après quelques embrassades et quelques échanges sommaires, cette jeune fille connue au cours de mes études et que je n'avais pas revu depuis un long moment m'annonçait qu'après des études en école de commerce et en droit, faites sans accroc, changeait de vocation pour devenir … comédienne.
Comédienne disait-elle. Cela m'a fait sourire, sourire de spontanéité. Je me suis retrouvé le soir même, après quelques verres de chardonnay, devant le puzzle, les petits morceaux recollés qui composaient ma vie et je comprenais véritablement cette fois-là qu'il n'appartenait qu'à moi d'en faire ce que je souhaitais. Le comprendre était la clé.
Non, je n'ai pas pris mon sac à dos et le premier billet d'avion pour des destinations inconnues et des paysages inexplorés, je n'ai pas encore moins envoyé ma lettre de motivation derechef dans une enveloppe aux motifs fleuris, ni encore moins décidé de me vouer à l'humanitaire en Birmanie. Je me suis juste rendu, enfin, après ces 22 années linéaires, que je pouvais reprendre les rênes de ma vie, partager avec le sort la co-écriture de ce roman dans lequel je suis plongé depuis 22 ans en tant que protagoniste principal.
L'averse mue en bruine et nous sommes toujours sous le porche à l'abri et je sens que son regard perplexe est posé sur moi depuis un instant déjà. Je m'imagine qu'il se complait à deviner les contrées dans lesquelles flottent mes pensées. Le propre des longues amitiés est de permettre de supporter les silences, ces blancs parfois longs qui peuvent ponctuer une conversation et qui n'en paraissent pas plus gênants.
La rue est devenue silencieuse, vidée du tumulte brusque qu'il l'animait quelques minutes auparavant. Impatient l'ami qui finit par proposer : "allez on y va ! la pluie est bientôt terminée. Passons par le fleuriste, je dois m'acheter une nouvelle plante d'intérieur, j'en ai perdu une cette semaine".
Une demie heure plus tard, chargé d'un ficus et d'un bouquet de roses oranges, et refermant la porte d'un magasin embaumée de senteurs sucrées et sur un vieux fleuriste au regard doux, à moi d'adresser à mon compagnon d'infortune : "Merci pour les roses" accompagné d'un sourire sincère. Avant d'ajouter, dans un rire : "Et merci pour les épines". Oui, il faut imaginer Dorian heureux.